Action Duelle, Julien Bouissou et Maite Soler
Julien Bouissou (ae) et Maite Soler, Action Duelle, 10/12/2020 , Sète. Après coup, j’écris :
« Le toucher me manque, serrer dans les bras les amis, la famille, les collègues… me manque, le câlin qui s’improvise me manque… Je descends dans la rue reliée à ce sentiment et prête à offrir (et m’offrir) de la douceur… En face de chez moi des poubelles, je m’arrête et nous laisse le temps de la rencontre. On s’approche lentement, d’abord du regard, puis des mains et enfin avec tout le corps. Elle est mouillée, je caresse ses gouttes d’eau en surface avec la pointe de mes doigts, je plonge dans leurs reflets : des bouts de façades, des bouts de ciel, des voisin.e.s et des goélands les traversent. Ma tête se dépose contre son ventre, je ressens du réconfort, je soupire, on est bien comme ça ! On s’enlace. Rassurée, enracinée, je soulève mon tronc et mes bras s’ouvrent, j’aperçois un peu plus de ciel et… tiens ! Une personne debout, les yeux bandés de noir, immobile. Le voilà. Je ressens soudainement un petit malaise, peut-être à la pensée fugace « il a décidé de ne pas me voir ».
Voilà l’humain, celui que nous n’avons plus le droit d’approcher, juste là, posé, aveugle à moi. Mes mains s’élancent vers lui et bah non… elles reviennent vers moi, ne pas gâcher des câlins, les laisser revenir vers ma poitrine. Je me reconcentre sur ma compagne poubelle, mon regard, néanmoins, posé sur lui. J’avance, finalement, un peu dans sa direction en touchant tout ce que mes doigts peuvent toucher au passage, ne rien gâcher. Entre nous une petite structure en métal (qui est censée protéger les passant des voitures). De la buée sort de sa bouche à chaque exhalation. Cela me touche de voir l’air sortir de lui, il est vivant, il a froid, il souffle dans ses mains. Je continue de laisser glisser mes mains là où elles peuvent, caresser la tête de la structure métallique, doucement, puis m’assoupir. J’entends le souffle de l’humain, j’imagine la buée. Ma tête contre le poteau, front contre front, cela me rassure, encore. J’y reste un moment puis me laisse absorber par le sol, je m’y abandonne, mes mains restent ouvertes vers le ciel sans s’y poser.
Mon regard et mon corps s’ouvrent, je me remplis de ville, je commence à faire partie d’elle, la ville existe en moi, par moi. Une image m’attrape d’un coup, une belle fumée sort d’une fenêtre au-dessus de ma tête, un voisin fume. J’entends le souffle humain qui devient voix puis cri puis silence. Ma tête s’incline vers l’arrière, il est là, assis, les yeux bandés… Je l’observe pendant un certain moment, puis (je ne sais plus dans quel ordre) : il enlève son bandeau, remet sa capuche jaune, sert le fil autour du cou, et remet son masque blanc. Ses yeux croisent les miens, on ne cligne plus. Je vois sa tête à l’envers puisque ma tête est à l’envers, une tête sans bouche (c’est son front qui est à la place de sa bouche). Le regard, point d’appui, le reste du visage se transforme, prend plusieurs formes étranges, se défigure… Le regard fixe me sauve comme un pont sécurisant dans l’hallucination. On entend des voix des voisins qui s’inquiètent, qui conseillent, qui s’affolent. Moi je suis bien, je suis le bitume, je suis la ville et ce regard fixe. Soudainement il sort de son immobilité, approche son front du mien, se dépose une seconde et disparait de mon champ. Maintenir longtemps les yeux ouverts sans cligner a fait couler une larme sur ma joue droite, j’aime cette sensation, je me sens touchée par elle. L’humain grelotait très fort, et respirait vite, il doit faire vraiment très froid, et pourtant je suis suspendue comme dans un bain d’eau chaude, le cœur plein de lien, j’y reste encore un peu…
Photos: Damien Serban
Vidéo: Crédits vidéo: Eva Debra Debreceni